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Penser l'existence, penser le monde, penser l'humain, et les panser -- donner la parole à toute personne ayant connu la violence
5 février 2014

PREMIERE LETTRE de DAPHNIS BOELENS à TIM GUÉNARD (4 juin 2005) - par rapport à PLUS FORT QUE LA HAINE

100_4813 - Copie

 

 

LETTRE de DAPHNIS BOELENS à TIM GUÉNARD (4 juin 2005), écrite en vue de tenter une dernière fois de le convaincre d'accepter que nous tournions ce film, en vain comme vous le savez. Tim n'aimait pas le cinéma, il trouvait que les livres et les mots étaient plus forts que des images, et que son histoire n'avait pas besoin de se retrouver sur des écrans de cinéma ou de télévision.

 

Bruxelles, le 4 juin 2005

 

Cher Tim,

 

Avant tout, permets-moi de te tutoyer, en signe de fraternité, car je crois que dans la souffrance et le désarroi tout comme dans une tranchée en pleine guerre, nous sommes tous un peu frères. Si je t’écris cette longue lettre, c’est pour que tu saches ce que j’ai vécu, et que tu comprennes pourquoi il est important pour moi de travailler sur l’adaptation de ton livre. Tu verras que sur de nombreux points, mon destin et le tien se croisent. Moi aussi je viens de loin. Je devrais être mort aujourd’hui, et je crois que si je suis vivant c’est tout aussi par ma force de vivre que par un miracle qui m’échappe totalement. Nous sommes des survivants d’une bombe nucléaire qui aurait explosé dans nos cœurs et dans nos cerveaux. Et la radioactivité de cette bombe est telle que nos états influent sur tous les gens que l’on croise. Ce pourrait être une radioactivité négative, et pendant un certain temps ce le fut sans doute, mais nous nous sommes battus pour la transformer en radioactivité positive. Toi tu as Dieu qui t’assiste, et moi j’ai l’art, la création, qui sont des processus divins. AJOUT DE 2014 : Et aujourd'hui, j'ai également la foi en Dieu. Car, aussi étrange que cela puisse paraître : depuis que j'ai rencontré le diable à Lyon, j'ai compris ce qu'était l'amour de Dieu.

 

Voilà, je me présente brièvement. Je m’appelle Daphnis, un nom d’origine grecque, bien que je ne sois pas Grec mais Italien. Ma grand-mère a émigré d’Italie il y a quarante ans, pour s’installer dans le Limbourg, en Belgique, une région minière où son second mari venait travailler « six-cents pieds sous terre », façon de parler, à extraire du charbon 14 heures par jour en compagnie de tous les émigrés italiens et polonais. Ma mère a ainsi grandi dans cet univers ouvrier, côtoyant la sueur et le sang, la peur et le manque. Mais elle ne jure encore aujourd’hui que par cette enfance, car en dépit du poids de ces bouteilles de lait récoltées à gauche et à droite et qu’elle devait rapporter à l’épicerie pour gagner les quelques sous nécessaires à s’acheter du pain et du beurre, elle y était proche de la nature. S’installer en ville fut pour elle une mort certaine. Ma grand-mère prit la décision de s’installer en ville afin de pouvoir vivre de son art. Car, en plus de s’occuper du ménage, elle travaillait comme artiste-peintre, ayant conservé les rudiments d’art que son défunt père lui avait transmis alors qu’elle n’avait que dix-douze ans. Mais la Belgique n’a jamais été un pays favorable à la création (AJOUT DE 2014 : j'en fais moi-même l'expérience désastreuse depuis vingt ans), et la fin de sa vie fut des plus misérables. Je connus ma grand-mère en pleine déchéance. Elle était belle, ma grand-mère, une sorte de diva dont le moindre des vêtements « de luxe » était fabriqué par elle-même à partir de restes de tissus et d’anciens vêtements ; elle cousait comme un ange, crochetait à l’aide de deux « baguettes magiques ». Mais privée d’enfance et d’une vieillesse sereine, elle était devenue une femme aigrie, malheureuse ; une femme sous-estimée, jamais considérée à sa juste valeur. Elle est morte dans une sorte de semi-démence délirante baroque, peuplée de fantômes, où passé et présent se mélangeaient en un chaos féerique et ténébreux. Je me souviendrai toujours de ses conversations avec les fantômes… ces fantômes qui ont fini par l’emporter avec eux dans un autre monde... Qu'elle repose en paix, elle l'a amplement mérité.

 

Mes parents se séparèrent lorsque j’avais cinq ans (mon père n’était pas fait pour vivre en famille, et ma mère avait les ambitions les plus simples de la vie : aimer et être aimée ; les deux n’étaient pas compatibles, et leur séparation évita des années de conflit de foyer qui auraient certainement conduit à un drame de ménage comme on en lit dans tous les journaux).

 

 

A la séparation de mes parents, ma mère, sans aucun revenu, avec moi à sa charge, nous nous installâmes chez ma grand-mère qui touchait une petite pension d’invalidité due à la mort de son mari, victime d'un cancer des poumons pour avoir travaillé tant d’années dans les mines de charbon. L'appartement était insalubre, les tuyaux étaient percés un peu partout, et dans les W.-C.'s urine et excréments ruisselaient le long des tuyauteries à nu, s'écoulant des cabinets des voisins du dessus, avec l'odeur que vous pouvez imaginer. Ce seul détail suffit à planter le décor. J’ai connu les frigos aux trois-quarts vides, les factures qui s’amoncellent dans les tiroirs, les queues à l’assistance sociale pour quémander cent francs belges (2,50 euros) afin de pouvoir acheter un peu de pain, de beurre et le minimum vital. Pas de télévision pour moi, pas de vacances, pas de caprices coûteux. L’argent qui rentrait dans la maison était pour l’essentiel, pas pour les artifices qui garnissent les rayons des magasins de jouets. Les mots comme « salle de bain » ou « chambre d’enfant » me faisaient rêver. Je me suis toujours lavé dans une bassine ou dans un lavabo dans le froid, j’ai toujours dormi dans le froid, complètement enfoui sous mes couvertures… Je n’ai eu ma chambre qu’à l’âge de 19 ans, mais je dormais la tête sous une fenêtre dont la vitre était fêlée, ce qui faisait qu’en hiver l’intérieur se couvrait de givre et que je souffrais d’encéphalgie chronique… C’était beau, ce givre. J’avais peint ma chambre en noir afin de m’y créer une nuit permanente. J’aimais le noir, j’aimais la nuit ; je détestais le jour, car « jour » était synonyme de « société », et j'avais toute ma vie été mis à l'écart de la société, de par la misère. Je restais jour et nuit dans ma chambre, à pondre des textes sur ma machine à écrire électronique, en hiver avec une écharpe, un bonnet et des gants comme si j’étais dans la rue, tant il faisait froid. Quels souvenirs !… Revenons encore à mon enfance. Un souvenir émerge tout à coup dans ma mémoire : nous allions de temps en temps dans un petit magasin de jouets tenu par un couple de grecs d’une grande gentillesse, et où les jouets venus des pays de l’est, des contrefaçons et du toc, ne coûtaient rien. Mais ce petit magasin avait un charme fou : c’était une petite caverne d’Ali Baba pour les enfants qui ne pouvaient pas se payer les supermarchés de jouets capitalisés. Quand j'y entrais, mon cher Tim, le temps semblait s'arrêter : j'étais au paradis.

 

 

 

Ces visites au magasin de jouet constituent parmi les rares breaks dans ce quotidien dévastateur. Dans la rue, enfant, j’assiste à des cambriolages, à des agressions, à des affrontements, à des vols à la tire, à des courses-poursuites. La violence, partout, toujours, chaque jour, chaque nuit. Ces cris d’hommes et de femmes, qui résonnent encore parfois dans ma tête comme des coups de fouet, ces menaces et ces insultes, ces paroles de haine… Je me souviens un soir d’hiver, alors que je rentrais avec ma mère d’avoir fait les courses et que nous empruntions une ruelle pentue en guise de raccourci, je vois trois jeunes qui mettent le feu au réservoir d’une moto devant une friterie. Les flammes brillent dans l’obscurité de la nuit tombée, et crépitent. Je n’ai jamais oublié cette image flamboyante de moto prenant feu, ce son de crépitement tandis que le réservoir crachait un jet de flammes tel un poste à souder, répandant telle de la lave un ruisseau d'essence enflammée ans le caniveau. L’ambiance de ce quartier m’impressionne, à la fois me fascine, m’excite, m'effraie et me met mal à l’aise. Je me demande ce que je vais devenir quand je serai grand dans un tel environnement. Vendeur de drogue, refourgeur de voitures ou d’armes à feu, proxénète, ou victime désignée de l’un ou l’autre raquetteur ?

 

 

 

Un jour, notre voisin descend l'escalier, le visage dégoulinant de sang : il vient de se faire agresser dans son lit par une bande de malfrats cagoulés tels des membres du GIGN et armés de fusils à pompe, qui ont juré de revenir les jours prochains pour assassiner tous les occupants de l’immeuble, nous y compris. À partir de là, ma mère écoule des nuits blanches, un bâton (une branche d’arbre ramassée dans un parc) en main, à tenir la garde devant la porte d’entrée de notre appartement. On se barricade comme dans un abri en temps de guerre. C’est hallucinant. Je m’en souviens à peine, mais ma mère me raconte que j’étais terrorisé à en vomir ; je devais avoir sept-huit ans. La peur, sentiment qui allait se retrouver au centre de toute mon œuvre littéraire depuis mes premiers écrits pour adultes rédigés à l'âge de douze ans. Tout ce que j’écris aujourd’hui parle de la peur, de la violence, de la mort, du sang et du feu. De l’enfer. Le feu, encore une marque de mon passé. Un jour, un incendie ravage entièrement l’appartement au-dessus du nôtre. On en réchappe par une chance divine. Je me souviendrai toute ma vie de ces deux années vécues dans un immeuble qui sentait le brûlé et l’eau pourrie des pompiers qui avaient arrosé les murs. Peu après, un autre incendie, dans la cave cette fois. Minime celui-là, mais qui enfume tout l’immeuble. Spectaculaire. On retrouve dans la cave le butin du cambriolage d’une bijouterie survenu quelques jours plus tôt, butin en train de brûler, arrosé d’essence... près des compteurs de gaz ! L’immeuble entier aurait pu sauter comme une bombe. Une fois encore on en réchappe par un miracle qui, dans un scénario de film, paraîtrait peu crédible. Mais parfois, comme on dit, la réalité dépasse la fiction

 

 

 

Oui, nous vivions dans un quartier très violent, où les agressions étaient fréquentes, où l’hostilité était la norme. C’était un quartier d’immigrés comme nous, où la misère régnait comme une épidémie qui n’épargnait personne. Un lieu où il n’y avait pas de place pour les faibles. Et j’étais un faible : petit, maigre comme un clou, pâle de visage et sombre d’âme, un petit intellectuel au pays des muscles (je suis toujours resté cet enfant angoissé, chétif, qui fait qu’un jour j’ai arrêté de grandir, et qu’aujourd’hui, à trente ans – en 2004 –, je pèse 48 kilos dans mes meilleurs jours, anorexique, insomniaque, maniaco-dépressif et angoissé au quotidien ; certaines mauvaises langues appellent cela « artiste »). Résultat, quand je n’étais pas à l’école, je restais enfermé chez moi, dans la solitude des enfants qui pensent trop pour leur âge et qui de ce fait ne sont plus tout à fait des enfants (toi aussi, je crois, mon vieux Tim, tu as dû grandir trop vite, et un enfant sans enfance ne peut devenir qu’un guerrier de l’amour… et si par accident il devient un guerrier de la haine, c’est parce qu’il n’a pas pris le temps de comprendre ce qui manquait au plus profond de son cœur). C’est peut-être la raison pour laquelle je suis devenu écrivain (c’est un métier de gosses solitaires), et que mes écrits font partie de ces domaines littéraires que l’on associe à l’angoisse. Oui, je suis un être irrémédiablement angoissé, mais cette angoisse est devenue ma raison d’exister. J’y puise mon écriture, le sens de mon existence. Et comme toi, moi aussi j’ai fini par me faire publier à Paris, mais dans un domaine bien différent, celui du suspense, de l’épouvante. Mais entre les lignes, je crois qu’on peut lire dans mes histoires des soucis semblables à ceux que l’on trouve dans tes livres. Des histoires de mômes qu'ont pas eu de chance !

 

 

 

À l’école, les professeurs, spécialement ceux qui frappaient, me terrorisaient (l’un d’eux particulièrement n’aimait pas les étrangers, et comme j’étais italien… ; les rumeurs disaient que sa famille avait collaboré avec les SS pendant la guerre de 40, pour te dire l’ambiance dans laquelle il avait pu être élevé ; pour cela, une part de moi lui en veut, une autre pas ; le pardon est parfois si difficile…) ; le professeur de natation lui aussi s’amusait à nourrir ma peur… ma peur de l’eau, me contraignant à me jeter dans la piscine depuis les hauteurs d’un plongeoir et à me débrouiller pour regagner la rive par mes propres moyens, pour ensuite me pointer du doigt et éclater de rire, accompagné de tous mes petits camarades… depuis, d’ailleurs, j’ai un rejet viscéral de l’eau. L’école est resté pour moi un traumatisme, jusqu’à mon entrée dans les secondaires (équivalent du « lycée » en France), où je me sentais un peu plus à ma place, et où la mixité, la présence des filles, installait un tout autre climat, plus sain. Et puis, en secondaires, j’ai rencontré ce gars, M., qui allait devenir un de mes meilleurs amis (note de 2004 : nous nous sommes perdus de vue après 20 ans d'amitié en raison de certaines personnes peu fréquentables qui se sont mises en travers), et c’est aussi une chose qui m’a aidé à me sauver. On ne peut pas tout le temps être seul face à la souffrance. Parfois, la souffrance d’autrui nous réconcilie avec nos propres souffrances, nous permet de relativiser notre propre malheur (un peu comme toi, un jour, tu rencontras Monsieur Léon). C’était l’époque où on côtoyait les filles, mais je n’avais pas les dents en ordre, et j’étais tellement gêné par cela que je n’ai commencé à flirter qu’à 19 ans, quand j’ai eu un petit peu de pognon pour me payer un dentiste. J’étais mal dans ma peau, car j’étais le plus petit de ma classe, sans argent, et malheureusement la puberté n’a rien arrangé à ma taille et à mon portefeuille. La seule chose à laquelle je m’accrochais étaient mes études. J’étais considéré comme un intellectuel en plein ghetto de violence, ce qui est aussi mal vu que d’être homosexuel (c’est terrible à dire, mais « Dieu merci, je n’étais pas homosexuel ! »). La pression et le malaise étant, j’ai fini par échouer une année d’études, l'année précédant le bac, et cela m’a paru être la fin de tout. Ce ne fut pas le cas. En recommençant mon année, je me fis de nouveaux amis, et tout alla mieux sur le plan des études. J’obtins même une aide financière supplémentaire d’une assistante sociale en raison de mes bons résultats scolaires. En outre, l'ambiance dans ma nouvelle classe était plutôt chaleureuse.

 

 

 

Puis, une fois l'école terminée, le Bac dans la poche, une nouvelle période sombre s’amorça pour moi. Je n’avais qu’un but dans la vie : écrire des livres et faire du cinéma. Mais en apprenant dans quels quartiers j’avais grandi, toutes les écoles de cinéma et les concours littéraires me fermèrent la porte au nez. On ne peut pas engager un type qui vient du fin fond d’un ghetto, même s’il est intelligent. Imaginez la réputation que l’on se payerait ! Au revoir, monsieur Boelens, revenez nous voir quand vous aurez un nom !… Un nom, un nom, cette idée, cette nécessité devint une obsession. Mais toutes les portes étaient closes. Alors, je me mis à écrire comme jamais, et écrivis en quatre ans six mille pages de romans et nouvelles, enfermé dans ma chambre, n’en sortant plus que pour aller pointer au chômage, ne voyant presque plus personne, perdant peu à peu la faculté de communiquer.

 

 

 

 

À 25 ans, je ne suis donc plus capable de communiquer normalement avec les gens, à force de vivre coupé du monde. Je décide de m’inscrire à des cours de théâtre afin de réapprendre à parler. Je suis d’une timidité maladive, je me tiens dans mon coin et je ne parle à personne. Mais je souris quand on me sourit, et je réponds gentiment quand on m'adresse la parole, ce qui fait que je n’attire pas l’antipathie des gens, juste des regards inquisiteurs et curieux. En l’espace de 10 mois, ces cours m’ont sauvé la vie. Sûr de moi, je pars en Bulgarie sur un tournage de film, pour apprendre tout ce que j’aurais pu apprendre dans une école de cinéma si on ne m’avait pas fermé la porte au nez. J’en reviens en pleine forme et ressourcé comme jamais. Sur ce tournage, alors que je n’y étais pas le bienvenu au départ, j’apprends à séduire les gens. Comment ? Par le rire. En faisant rire autour de moi, en faisant le clown, en usant de l’autodérision à la manière d’un Woody Allen, comprenant que quand on est petit on est synonyme de clown et qu'il faut jouer cette carte-là pour plaire. Et ça marche du tonnerre ! Les gens se marrent et l’équipe du tournage m’adopte comme une mascotte. Je fais exprès de passer pour un petit attardé par instants, alors que mes connaissances en littérature et en cinéma sont bien plus importantes que personne ne pourrait l’imaginer sur ce plateau. Je fais semblant de ne rien connaître, et j’en profite pour apprendre au passage ce que je ne connais pas. Et pour la première fois de ma vie je fais rire ! Cela n’est pas pour me déplaire : je découvre que j’aime rire et faire rire, et ce plaisir de rire et de faire rire ne m’a plus jamais quitté. C’est une sorte d’ironie, plutôt gentille, seulement acerbe de temps à autre. On me dégote un petit boulot sur le tournage, et le producteur me paye pour que je reste jusqu’au bout, c’est à dire quatre semaines de plus que prévu au départ.

 

De retour en Belgique, j’entreprends mes études à l’université avec une assurance qui m’est totalement étrangère. Je continue à amuser les gens autour de moi, ce qui fait que je deviens assez populaire. Mais ce n’est pas qu’un jeu. Je me rends compte que j’aime la compagnie des gens en général, plus que cela : que j’en ai besoin (d’asocial que j’avais été pendant les 24 premières années de ma vie, j’étais soudain assoiffé d’amitié… et ce n’est pas un hasard si c’est pendant cette période de ma vie que j’ai rencontré mes meilleurs amis actuels ; quand tu aimes les gens, les gens deviennent tout à coups fantastiques à tes yeux ; mais il faut dire que j’ai eu la chance de rencontrer des gens vraiment formidables... note de 2014 : en amitié, en tout cas, mais beaucoup moins en amour, à deux exceptions près). J’aime tous les gens, peu importe leurs défauts et spécificités. Je les accepte avec leurs bons et leurs mauvais côtés. Reprendre des études est un véritable bonheur. Je me sens bien, en plus j’étudie ce que j’aime. J’ai la chance d’avoir pu entreprendre les études qui me convenaient le mieux. À présent, je suis plus sociable que je ne l’ai jamais été. Je me trouve un boulot de nuit chez Carrefour pour arrondir mes fins de mois. Entre-temps, je publie mon premier livre, d’abord à compte d’auteur, puis chez un éditeur à Paris. Je suis insatiable en matière de travail. Je ne jure que par le travail. J’enchaîne les études, les inventaires de nuit dans les supermarchés, l’écriture de mes bouquins, les cours de théâtre (j’y ai pris un tel goût que je pense me former pour une carrière d’acteur-comédien). Je ne dors que quelques heures par nuit, et je peux compter des nuits blanches chaque semaine. J’ai une énergie incroyable, jamais je n’ai été aussi bien dans ma peau. Le sentiment d’être là où l’on doit être, de fréquenter les gens que l’on était né pour fréquenter, est un sentiment magique. Et j’ose me dire que je ne retomberai jamais dans l’enfer de mon enfance, dans cette misère qui paraissait absolument sans issue (note de 2014 : j'avais tort de penser cela, car entre 2011 et 2014 j'allais vivre les pires années de mon existence). Je dois dire que ces études universitaires sont le fruit du hasard, d’un coup de tête. Je m’étais toujours dit que je n’étais pas assez bon pour étudier à l’université, que les étudiants y étaient tous des génies et que je n’aurais aucune chance d’y réussir quoi que ce soit, moi avec mon passé de « ghetto violent », de « loser né ». Et pourtant, voilà que je me compte parmi les meilleurs étudiants de ma catégorie. Le tout, c’est d’être à la fois intelligent et sympa, doué et généreux. La modestie est la meilleure façon de se faire des amis. Et comme je suis plutôt modeste et généreux de nature, j’aime les gens modestes et généreux. Note que c’est un peu de la vanité de dire qu’on est modeste !

 

À l’université, donc, je rencontre des gens formidables, qui deviennent pour moi, en plus de M., les meilleurs amis du monde. Amis et amies, d’ailleurs. J’aime vraiment les gens. Ce sont eux qui me donnent la force de me battre, la joie de vivre, l’envie d’aimer. Je les adore. Bref, une parenthèse de bonheur. Mais le bonheur n’est jamais qu’une parenthèse, et ce qui m’attend à l’issue de celle-ci est tout aussi sombre que ce qui l’avait précédé. Alors que j’entame ma dernière année universitaire, le propriétaire de l’appartement où je réside nous fiche à la porte, moi et ma mère que j’ai prise à ma charge financière totale car elle n’a droit à aucun revenu et que je ne veux pas la savoir dans la rue ou dans un taudis de banlieue, logée par l’assistance sociale. L’immeuble où nous louons cet appart est très délabré. Certaines fissures, dans le mur, partent du grenier et serpentent jusqu’à la cave, au point que je me dis que si un tremblement de terre avait lieu l’immeuble s’ouvrirait en deux comme un œuf Kinder. Tu parles d’une surprise ! En guise de chocolat, t’as de la mérule et des plaques d’humidité un peu partout. C’est crade mais génialement beau : toutes ces matières organiques partout sont très photogéniques et inspirent beaucoup d’histoires. Au-dessus de la porte d’entrée, il y a un superbe hamac en toile d’araignée. La cave est sordide, digne d’un repaire de tueur. Tout est en vieux matériaux, vieilles boiseries, vieux planchers, vieilles portes qui tiennent à peine sur leurs gonds. Bref, j’adore cet endroit, il me fascine comme le château du Comte Dracula ! Il m’inspire de nombreux textes, quelques photos aussi (je m'essaye à la photo), et inspirent de nombreuses toiles à ma mère qui est peintre. C’est un incroyable temple de l’imagination dans lequel nous habitons. Si le confort n'y est pas, cet onirisme baroque compense.

 

Le proprio revend l’immeuble, et le nouveau proprio veut naturellement tout rénover. Donc, il fiche tout le monde à la porte, nous avec. On doit déménager à la va-vite, alors que je suis en pleines études, que je dois écrire mon mémoire… On aboutit dans un appart trop luxueux à mon goût, bien au-dessus de nos moyens, seulement parce qu’on n’a pas réussi à trouver autre chose d’assez grand dans le quartier dans le court laps de temps que nous avions pour faire nos valises. C’était ça, ou la rue. Comme on n’a pas d’argent pour se payer un camion de déménagement, tout le déménagement est fait avec des voitures d’amis et une camionnette dépêchée par un de ces amis qui travaillait jadis dans un supermarché de bricolage. Je réalise alors (ou j’en ai la confirmation la plus éloquente) que j’ai les amis les plus formidables du monde. Je leur dois une fière chandelle, ils me sauvent la mise. On s’installe donc dans le nouvel appart. On n’a même pas le temps de préparer le déménagement, et tout se fait de manière chaotique, si désorganisée que lorsqu’on arrive la première nuit dans notre nouveau logement, tout est entassé de tous les côtés au point qu’il n’y a plus un centimètre carré de libre. Avec ma mère, on est contraints de dormir assis sur un divan. Nuit épouvantable, réveil courbaturé. Il faut tout ranger, et je ne sais pas étudier avec tout le bazar dont je dois me charger, rangement et paperasseries. Résultat, je rate mon année universitaire. Je suis reparti pour une année. Les finances vont de mal en pis. L’argent tombe difficilement dans les caisses. Je suis condamné au chômage, parce que dans le cinéma et la littérature en Belgique on ne voit jamais la couleur de l’argent. Les seules couleurs que l’on voit, ce sont celles des factures et rappels qui défilent dans la boîte aux lettres. Les virements à rayures orange et blanc. Payer payer payer. On lit partout des histoires de milliardaires – richesse indécente ! –, et nous sommes là à se serrer la ceinture pour quelques euros. Le monde est décidément injuste, et le gouffre entre riches et pauvres n’est pas près de se resserrer. Et s’il se resserre, il écrasera de toute façon tous ceux qui sont déjà tombés dans le gouffre. C'est sans issue, mon vieux Tim, à moins que Dieu intervienne.

 

L’organisme de l’emploi me colle un procès sur le dos pour un job étudiant que je n’avais pas déclaré en raison d’une mauvaise information émanant de leur part des années plus tôt. Je dois rembourser une sacrée somme, l’équivalent d’un mois de loyer – déjà que le loyer de notre nouveau logement est impayable, bien au-dessus de nos moyens. Ça valait bien la peine de bosser la nuit pour arrondir mes fins de mois pendant mes études, ces nuits blanches qui me faisaient enchaîner cours, inventaires, cours, inventaires sans dormir parfois pendant plusieurs jours d’affilée. Maintenant voilà que je dois tout rembourser. La vie est de plus en plus chère, et je suis au bord du gouffre… Voilà, c’est ici que s’arrête mon histoire, car nous arrivons précisément au mois de juin 2005. J’ai cru, il y a quatre ans, que les choses allaient s’arranger, mais c’était un rêve. Finalement, dans la vie, on retombe toujours au point de départ. Ce qui pourrait me sauver, ce serait d’être publié par un gros éditeur parisien, au lieu de mon petit éditeur qui n’est pas doué pour faire la promotion d’un livre. Si je vends bien un de mes bouquins, je peux m’en sortir. Mais nous n’en sommes pas là. Pour l’instant, le monde me rejette, avec un malin plaisir que je ne comprends pas… Bref, je suis de nouveau au bord de la faillite, comme ponctuellement depuis ma naissance. Et dans ces moments, je dois me battre contre moi-même pour ne pas me mettre à haïr le monde. La haine est une issue si facile lorsque l’on est frustré, traité injustement, méprisé et dévalorisé au quotidien. Et la vie est un combat contre cette haine si tentante… le démon tentateur de la haine nous guette tous… Non, ce n'est pas toujours facile, mon cher Tim, d'être plus fort que la haine, pour reprendre le titre de ton récit autobiographique.

 

Et c’est en raison de tout ce vécu que je me retrouve dans ton livre. Je ne pense pas que ma vie ait été aussi dure que la tienne, Tim, bien que les souffrances ne soient pas comparables. Mais il y a beaucoup de points que tu développes au cours de ton récit qui ont été des questionnements essentiels dans ma propre vie. Moi aussi j’ai eu longtemps des comptes à régler avec mon père, et je ne les ai toujours pas entièrement réglés. Moi et lui n’en parlons plus, mais nous ne sommes pas parvenus à tout résoudre de ce malaise qui existe entre nous. Mais au fil du temps, nous avons appris à mieux nous connaître, à nous supporter avec nos défauts, à comprendre les mécanismes émotionnels de l’un et de l’autre de façon à pouvoir dialoguer dans une certaine sérénité. Et cela, c’est déjà un premier pas vers la victoire contre la haine.

 

Lorsque Michel A. m’a invité à lire ton livre, je me suis surpris à le relire plusieurs fois (or, je ne relis jamais un livre, c’est la première ou la deuxième fois de ma vie que ça m'arrive d'en relire un), car j’y découvrais une force de vivre, une énergie d’amour, une justesse que je n’avais jamais rencontrées auparavant. Parfois, lorsqu’on souffre, on a l’impression qu’on est seul à souffrir. Toi aussi tu as certainement éprouvé ce sentiment jadis. La souffrance de soi aveugle sur la souffrance des autres. Ton combat me touche beaucoup. Je t’admire. Je crois que tu es un exemple à suivre pour beaucoup d’entre nous. Ce message mérite d’être répandu largement à travers le monde. Et le cinéma est un moyen pour atteindre un large public. Plutôt que d’offrir en pâture aux spectateurs des films sur la violence, pourquoi ne pas leur proposer des récits de paix, d’amour, de victoire sur la haine ? Oui, la victoire sur la haine : c’est le combat le plus noble et le plus antédiluvien qui soit. Pour toi qui lis la Bible, je citerai Noé, Job et Lot.

 

Je comprends tes doutes vis à vis d’une adaptation de ta vie au cinéma, car le cinéma est devenu un vulgaire synonyme de « divertissement ». Cependant, je pense qu’il existe un autre cinéma, voué à faire réfléchir les gens sur leur condition humaine, sur leurs contradictions et leurs contrariétés. Et ce cinéma-là est vital dans notre société. Aux États-Unis, par exemple, les cinéastes font preuve d’un extraordinaire sens autocritique de leur société, ce qui est moins courant de notre côté de l’océan. Pourtant, c’est là la clef de la résolution. Se regarder dans le miroir, et reconnaître ses erreurs. Regarder le monde qui nous entoure, et en tirer leçons et critiques. Oser avouer ses erreurs, oser détruire pour mieux reconstruire ensuite, oser aimer pour faire reculer la haine, comme d’oser planter et arroser une fleur à l’orée d’un désert incommensurable, en se disant « c’est toujours ça ». L’amour nécessite un arrosage quotidien. Toi tu as trouvé la force en Dieu, moi dans l’art. Notre combat est exactement le même. C’est se sauver tout en sauvant les gens autour de soi. Moi aussi je ressens ce besoin d’aider tout le monde autour de moi, à d’autres niveaux que le tien, mais il ne passe pas un jour sans que j’aie filé un coup de main à quelqu’un, fût-il minime. Les gens autour de moi savent qu’ils peuvent compter sur moi pour de l’aide, de jour comme de nuit. Et, ce qui est formidable, c’est que moi aussi je peux compter sur eux en cas de besoin.

 

En relisant ton livre, je voyais des images, de celles que tu façonnes au fil de tes descriptions, et de ces autres images qui existent de manière sous-jacente dans ton récit. Toutes ces images peuvent être aisément reproduites sur un écran de cinéma. Il me semble que ton récit, ton combat, gagne à être connu des gens, car cela peut les aider dans leur expérience personnelle. Tout le monde ne peut pas tout vivre, et l’on peut apprendre des choses en vivant certaines choses à travers les autres. Le partage chrétien est un partage d’amour et de pain, mais aussi un partage de souffrances. Et lorsque l’on aime quelqu’un, on l’aime pour le meilleur et pour le pire. Tout ce que j’ai écrit à ce jour parle de souffrance humaine : des problèmes relationnels avec la figure du père ; de ce double qui nous habite et qui nous pousse tantôt à faire du bien tantôt à commettre le mal, par dépit, par colère, par bêtise ou par pulsion ; de la recherche de soi envers et contre tout et tous ; de la perdition que cause un manque d’amour spécialement durant l’enfance…

 

Tu as déjà eu l’occasion de rencontrer Michel. C’est lui aussi quelqu’un de terriblement sensible, quelqu’un capable de donner beaucoup d’amour, et qui a un cœur d’or. Ce n’est peut-être pas un hasard si nous nous sommes rencontrés, car c’est le genre de personnes que j’aime côtoyer. Quelqu’un de vrai, d’ouvert, et qui a aussi sa part de souffrance(s). J’aime ses silences, car j’y lis beaucoup de choses. Comme c’est quelqu’un de très discret, tu n’as peut-être pas eu l’occasion de vraiment le connaître, car ce n’est pas quelqu’un de très volubile. Tant mieux, je n’aime pas les gens qui parlent trop, en général. Parfois, quelques mots suffisent, comme en poésie. J’aime travailler avec lui, car je sais que chaque entreprise sera une entreprise guidée par le cœur. Il ne choisira jamais un projet, une histoire, dans lesquels il ne croît pas, dans lesquels il ne se retrouve pas ; il adapte les histoires aux besoins de son cœur. Seuls les gens qui ont souffert peuvent comprendre et raconter les gens qui ont souffert. Entre toi et nous, c’est un contrat de confiance, de solidarité, de fraternité. Je ne cherche pas à faire notre promotion, car je déteste ça, mais je crois que ton message est entre de bonnes mains, du simple fait qu’il n’est pas dans des mains gantées. Gantées d’argent, de préjugés ou d’intentions traîtres. Ce sont les mains de deux gosses qui ont finit par grandir envers et contre la souffrance, la peur, les manques, et qui un jour ont trouvé dans un livre les mots qui décrivaient ce qu’ils avaient vécu ou ressenti durant leur enfance. Ces gosses, c’est nous. Ce livre, c’est le tien.

 

AJOUT DE 2014 : texte trouvé sur facebook : « Les personnes les plus formidables sont celles qui ont connu l'échec, la souffrance, le combat intérieur, la perte et qui ont su surmonter leur détresse. Ces personnes ont une sensibilité, une compréhension de la vie qui les remplit de compassion, de douceur et d'amour... La bonté ne vient jamais de nulle part... » (Elisabeth Kübler-Ross)

 

MON COMMENTAIRE : « Il n'est pas toujours facile de surmonter la détresse, lorsqu'on a été détruit intérieurement pendant plusieurs décennies. A mes yeux, même les personnes qui ne s'en sortent pas sont des personnes formidables. Tout comme à une flamme l'acier résiste mieux que le bois, à une même douleur un coeur peut mieux résister qu'un autre. Le bois n'en est pas pour autant inférieur à l'acier. Le bois est même beaucoup plus beau que l'acier, de par sa fragilité et son inflammabilité. »

 

Voilà, je crois que je n’ai rien à ajouter. Tout ce que je pourrais ajouter ne serait que superflu, surenchère. La décision finale te revient, bien sûr, et on tient à ce qu’elle te revienne. Mais sache seulement que si tu nous confies ce travail, notre seul objectif sera d’être les messagers de ta parole, et rien d’autre. Nous sommes là pour aimer, pour lutter, pour changer. Comme toi. On ne peut changer le passé, mais on peut tenter de changer l’avenir. Les enfants de demain dépendent de gens comme nous. Nous n’avons pas grand-chose à leur donner, sinon de l’amour. Mais l’amour est la plus grande chose qui soit. Épargnons-leur la haine, et la tentation du mal.

 

Amitiés sincères. Daphnis Boelens, 4 juin 2005

 

 

Tim-Guenard-tagueurs-d-esperance

 

Un petit lien sympathique pour terminer cette lettre. Tony Bennett chantant FROM RAGS TO RICHES.

http://www.youtube.com/watch?v=tO_XnBm4PfE

 

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