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Penser l'existence, penser le monde, penser l'humain, et les panser -- donner la parole à toute personne ayant connu la violence
6 février 2014

DEUXIEME LETTRE de DAPHNIS BOELENS à TIM GUÉNARD (7 décembre 2005) - par rapport à PLUS FORT QUE LA HAINE

 

Tim Guénard

 

 

Deuxième lettre de Daphnis Boelens à Tim Guénard, suite à la rencontre avec celui-ci en banlieue de Paris.

 

Bruxelles, le 7 décembre 2005

 

Cher Tim,

 

Je suis content d’avoir pu assister à ta conférence à Paris. Tu es fidèle à toi-même, tu es en vrai ce que l’on peut lire de toi dans tes livres, et c’est si rare de voir quelqu’un d’aussi fidèle à soi-même, d’aussi constant ; tant de gens dans notre monde jouent à être ce qu’ils ne sont pas… peut-être parfois par souffrance, mais souvent aussi par intérêt.

 

Pour ce qui est du projet de film, tu trouveras ci-joint une présentation d’une quinzaine de pages qui développe un peu plus la vision du film que nous projetons d’écrire avec ton accord. Ces pages te paraîtront peut-être encore théoriques, mais je pense qu’elles résument de manière très précise notre regard. Nous savons que tu as du mal à te faire une idée précise de ce que nous avons en tête du fait que tu n’es pas très familier avec les méthodes de « préliminaires cinématographiques ». Il est vrai qu’il est difficile de se faire une idée d’un film en n’en lisant que deux ou trois scènes accompagnées de quelques menues notes d’intentions. Mais il est difficile pour nous d’aller beaucoup plus loin dans le développement du scénario sans ton accord. Il n’est pas possible, par exemple, d’écrire tout le scénario et de tourner certaines scènes afin de te les montrer d’avance, car un tournage de film nécessite de rassembler une équipe de gens assez importante, et coûte de ce fait beaucoup d’argent. Si nous avions ces moyens financiers, nous le ferions avec plaisir, car nous estimons tous les deux que tu en vaux la peine et l’investissement. Malheureusement, les jeunes comme nous qui se lancent dans le cinéma ont rarement l’argent pour financer leurs projets, sachant qu’un projet de film coûte plusieurs millions d’euros. C’est un peu comme Alexis t’expliquait, lorsque nous nous sommes vus sur le parking de l’église, qu’il était difficile pour lui de demander à un dessinateur de concocter plusieurs planches de la bande dessinée sans avoir ton accord au préalable, car composer une B.D. prend énormément de temps, et si Alexis est prêt à prendre tout le temps qu’il faut, les dessinateurs, eux, demandent à être payés pour la moindre vignette qu’ils dessinent. De là la difficulté de démarrer le projet, que ce soit en B.D. ou en film, car sans ton accord on ne peut pas démarrer, et sans notre démarrage tu hésites à donner ton accord, ce qui met un peu le projet en suspens dans un cercle vicieux.

 

C’est pourquoi, dans les documents que tu trouveras ci-joint, nous avons essayé de condenser au mieux les objectifs et l’optique du film, qui ne trahit en rien ton histoire. Il est évident que nous n’avons rien à inventer par rapport à cela, nous ne faisons que transposer ton témoignage dans une autre forme de communication qu’est le cinéma, en tenant compte de ce qui paraît essentiel à tes yeux. Je pourrais te montrer certains films qui se rapprochent davantage de ce à quoi le film que nous voulons faire pourrait ressembler. Les films les plus poignants et les plus authentiques réalisés dans cette lignée viennent de Russie, de Pologne, de Géorgie… peut-être parce que là-bas de nombreux films ont été faits sur l’enfance qui souffre, des films initiatiques qui amènent des enfants totalement démunis à rencontrer la guerre, puis l’amour, certains survivant, d’autres y laissant leur peau. Les films de l’est sont des films tournés avec les tripes, sans concessions motivées par un désir d’être commercial comme c’est trop souvent le cas en Europe de l’Ouest. Peut-être parce que là-bas les gens ont une fierté patriotique (pas politique, mais vraiment liée au sol, aux racines, à la terre qu’ils ont cultivée à mains nues depuis des dizaines de générations) que nous avons perdue, et accordent plus d’importance et de passion à un cinéma qui parle de leur propre vie qu’à un cinéma venu d’ailleurs qui n’est qu’une montagne d’effets spéciaux et un festival de violence spectaculaire. Notre premier but aussi, tout comme dans ce cinéma venu de l’est, est de toucher ces recoins les plus profonds de l’être humain. Ton histoire, ce n’est pas l’histoire de Batman, de Spiderman ou de Superman. C’est l’histoire de « man » avant tout, et elle se passe de tout artifice. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir, au cœur de ses moments sombres, des parenthèses plus féeriques.

 

Ce film doit refléter le regard d’un enfant, car toute ta vie est construite autour de cette enfance, par réaction aux souffrances que tu as endurées et qui te permettent aujourd’hui d’aider par empathie les autres enfants du monde, quelle que soit leur nationalité. Car il n’y a pas de nationalité à la souffrance. Un jour, Steven Spielberg (ce réalisateur américain lui aussi très proche de l’enfance) racontait qu’à la sortie d’un cinéma à Los Angeles, où était projeté « Shindler’s List » (peut-être as-tu vu ce film ? en deux mots c’est l’histoire d’un officier allemand qui aidait des juifs à fuir les camps de concentration, notamment des enfants juifs), deux jeunes noirs discutaient du film. L’un disait à l’autre : « Qu’est-ce que j’en ai à foutre de voir ces juifs crever dans des camps de concentration ? Ce n’est pas mon histoire, je ne suis pas juif. Moi, ma souffrance ce sont mes ancêtres qui étaient esclaves dans des champs de coton au service des blancs ! À chacun sa souffrance ! » À cela, l’autre jeune noir lui a répondu : « Pain is pain » (ce qui signifie « la souffrance c'est la souffrance », ou, en d'autres termes : « l’histoire de toutes les douleurs est la même histoire, et cette histoire, c’est celle de tous les hommes, quelle que soit leur couleur de peau ; la douleur c’est la douleur »). Je trouve que cette anecdote résume bien le problème. J’en profite pour dire que dans la manière dont nous voulons filmer ton histoire, il nous paraît important que ce soit traité de manière universelle, car ta souffrance peut être vécue par quiconque, que ce soit en Afrique, en Asie, en Australie… Ton histoire s’adresse à tous les enfants du monde. Je suis moi-même resté enfant en raison de certaines souffrances vécues, et je sais que je passerai le restant de mes jours à réparer mes plaies d’enfance, et à travers mes écrits à transmettre mon expérience à d’autres enfants afin qu’ils puissent se reconnaître et se sentir un peu moins seuls dans leur mal, et peut-être cautériser leurs propres souffrances. Enfin, je l’espère. Il est tellement difficile de trouver une façon d’exorciser sa souffrance assez efficacement pour survivre. Moi, j’ai trouvé cet exorcisme dans l’art, dans l’écriture, et dans le travail d’acteur. Toi dans la parole de Dieu.

 

Tu nous parlais de Gaston Lagaffe que tu aimes tant. Je peux comprendre ce qui te touche chez ce personnage. Gaston, c’est un peu l’enfant qui ne grandit jamais, c’est le soldat maladroit de cette guerre appelée société et qui se voit gérée par des règles de conduite, des inventions, des limitations, des obligations… Gaston n’évolue jamais vraiment ; c’est un peu comme si toutes ses aventures se passaient un même jour, ce premier jour où l’on est engagé dans une usine et où l’on accumule toutes les gaffes possibles et imaginables, afin d’apprendre ce qu’il faut faire et ne pas faire pour le lendemain, ce lendemain qui chez lui n’arrive jamais. Gaston n’apprend jamais, mais passe à travers tout indemne et souriant ; il passe littéralement à travers les pluies d’obus en se protégeant avec un bête parapluie. Souvent, la maladresse s’accompagne de « chance de pendu ». Gaston, c’est l’homme que rien n’atteint, et qui ne souffre pas, parce qu’il ne comprend jamais vraiment ce qu’il lui arrive. Il passe la moitié de ses journées à faire des bêtises, et l’autre moitié de la journée à se gratter la caboche en se demandant en quoi ce qu’il a pu faire était une bêtise… cela quand il se rend seulement compte que dans son dos il a renversé une échelle sur laquelle se tenait un peintre en train de refaire la façade d’un immeuble. Je voulais d’ailleurs te poser une question très importante par rapport à ça. Est-ce que, si tu acceptais qu’on fasse un film de ton histoire, tu préférerais qu’on l’allège en y intégrant de l’humour (comme toi tu l’as fait ponctuellement dans ton livre), où tu aimerais mieux que l’on y ressente de manière plus tragique la profonde souffrance et le drame que tu as pu traverser dans la première partie de ta vie ? Cela, c’est un choix que nous respecterons, car tu es le seul à avoir le droit de décider de la façon dont tu souhaites que l’on parle de toi. Un film, comme un livre, peut faire rire, faire pleurer, ou faire rire et pleurer alternativement, aussi faire rire pour cacher les larmes. C’est en repensant à ce que tu nous disais sur Gaston Lagaffe, que cette question m’est venue à l’esprit.

 

Plus fort que la haine, c’est l’histoire d’un enfant qui a réussi à restaurer l’enfance qu’il n’a jamais eue. Tu sais, un peu comme on restaure un vieux tableau : on peut lui redonner vie, mais quand on y regarde de très près les craquelures sont toujours là. Ces craquelures, en fait, donnent de l’authenticité à l’œuvre qui a souffert du temps. Une œuvre sans craquelures n’est pas une œuvre, et un homme sans blessures n’est peut-être pas non plus un homme accompli. Je crois que si je n’avais pas ces cicatrices dans le cœur, je me sentirais moi-même incomplet. La souffrance est utile, mais c’est lorsqu’elle atteint des excès inhumains qu’elle devient dispensable. Un peu de souffrance aguerrit un homme, trop de souffrance (surtout quand il s'agit d'une même souffrance qui se répète encore et encore, ou d'un condensé de toutes les souffrances possibles pour un seul homme) le détruit. Cela aussi, c’est le message que nous voulons intégrer dans le film. Un homme peut tirer parti d’une gifle, mais il ne mérite pas la torture. La torture n'apporte rien de positif.

 

Que te dire de plus sur nos intentions ? Il est vrai que je me suis tellement identifié à certaines choses que tu as vécues (tu m’as fait revivre certains épisodes de mon enfance, comme je te l’ai déjà dit dans ma précédente lettre), que je me sentirais incomplet de ne pouvoir les traduire enfin à travers ce film sur lequel nous avons déjà tous deux, avec Michel, tant réfléchi et médité. Aujourd’hui, nous en sommes arrivés à avoir besoin de faire ce film, comme on peut avoir besoin de boire, de manger ou de respirer. Ton histoire nous habite comme si elle était nôtre. Mais ne te méprends pas, ce n’est pas de l’usurpation de notre part, juste de l’identification. Ton histoire se mélange, en tout cas, avec la mienne pour former une seule histoire : celle du conflit immémorial entre le bien et le mal. Je ne pense pas trouver par la suite, dans mes projets, d’occasion aussi forte pour pouvoir partager avec les gens un tel témoignage de bonté. Tu es un cœur qui parle. Dans le cadre d’un autre projet sur lequel je travaille en même temps (je suis obligé de travailler sur de nombreux projets à la fois pour pouvoir payer le loyer de mon appartement où j’héberge ma mère qui est matériellement démunie et sans aucune sécurité) – et je l’ai répété aussi dans une lettre que j’ai écrite à mon père il y a quelques jours –, j’expliquais justement que l’art, ce doit être quelque chose qui part du cœur et qui passe par le cerveau, et pas quelque chose qui part du cerveau et qui passe par le cœur. Le point de départ d’une histoire, c’est le cœur et non le cerveau. Une histoire racontée avec le cerveau seul devient mathématique. Une histoire racontée avec le cœur, en revanche, peut parfois paraître naïve, mais elle est toujours pleine d’émotions et de vérité. Et les émotions et la vérité (être vrai avec soi-même, avant tout), c’est la chose la plus importante dans la création. Je suis sûr que Dieu aussi, en créant l’univers, a pensé aux émotions, car lorsqu’on regarde les étoiles, les planètes, c’est tellement fascinant que cela fait pleurer d’émerveillement. Si Dieu n’avait crée l’univers que par le cerveau, l’univers serait fabriqué en acier trempé. Il serait parfait mais froid, sans aucun attrait. Aussi parfait qu'une bille de plomb.

 

J’espère que nous aurons encore l’occasion de nous rencontrer, et de parler ensemble de la vie. Partager les peines et les joies, c’est un peu comme partager une enfance. On a alors l’impression de connaître quelqu’un depuis toujours, d’en être le frère, même si on l’a rencontré alors que l’on a déjà encaissé plusieurs décennies sur terre. Que l’amour te garde. Pour toujours et à jamais.

 

Je t’embrasse. Daphnis, 7 décembre 2005.

 

 

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